lundi 16 mai 2011

Shining de Stanley Kubrick


« Come and play with us Danny... Forever and ever and ever. »

En 1980, le monde tremble devant Shining, le onzième long-métrage de Stanley Kubrick, adapté du roman de Stephen King. On crie au génie : l'excellent Kubrick prouve encore une fois son talent incontesté pour mettre en scène des histoires et jongler avec les genres cinématographiques, puisqu'ici, il s'est essayé au film d'horreur/fantastique.

Derrière Shining, il y a un roman du maître de l'horreur, Stephen King : une histoire de fantômes, d'un hôtel maléfique, mais également d'une famille. Séduit par le livre, Kubrick s'enferme avec Diane Johnson pour pondre un scénario gothico-dément, en gommant certains détails de l'histoire originale.
D'emblée, Kubrick sait qu'il veut absolument Jack Nicholson – qui vient de remporter l'oscar du meilleur acteur pour One Flew Over the Cuckoo's Nest- , le meilleur acteur hollywoodien de l'époque, dans le rôle de Jack Torrance, un père de famille qui devient psychotique alors qu'il séjourne avec sa femme et son fils dans un hôtel, l'Overlook, qu'ils sont censés garder pour la période hivernale. Une fois son casting bouclé avec Shelley Duvall et Danny Lloyd, Kubrick commence le tournage de son film culte, à divers endroits du globe, et ce, pour un peu moins d'un an.
La réputation de « perfectionniste chaotique emmerdeur » du réalisateur naît au cours de ce tournage éprouvant pour les acteurs qui répètent des dizaines et des dizaines de fois certaines scènes, jusqu'à l'overdose. Mais la cerise du gâteau est pour Shelley Duvall, traumatisée par Kubrick, qui, à chaque scène qu'elle tourne, se fait littéralement harceler. Dans plusieurs interviews, l'actrice ira jusqu'à déclarer que si on lui proposait de refaire Shining avec Kubrick, elle refuserait catégoriquement.
Malgré ces quelques couacs, le film est encore, même aujourd'hui, considéré comme un classique du cinéma horrifique.

Stanley Kubrick était un des meilleurs réalisateurs de tous les temps : il suffit de s'éloigner un peu de son oeuvre, et d'y revenir après moultes compositions modernes pour s'apercevoir de la virtuosité de sa filmographie. Shining, un de ses derniers films (en 1987, Full Metal Jacket, et le dernier en 1999, Eyes Wide Shut) est un des meilleurs du réalisateur, si pas un des meilleurs films de tous les temps (carrément, c'est à se demander si l'auteure de cet article n'est pas une fan de Kubrick), et, ce, voici pourquoi, exposé en trois points.

1)La réalisation

Un film de Stanley Kubrick est, de façon générale, une claque visuelle. Perfectionniste, maniaque, le réalisateur adorait travailler un plan au millimètre près. Le résultat se constate sur la pellicule : les cadrages sont méthodiques, parfaits. Avant d'être scénariste et réalisateur, Kubrick était photographe : sa passion de la photographie se ressent dans ses films, de par l'exploitation fignoleuse des images, des plans. Ceci explique cela. Une chose est certaine : les plans de Stanley Kubrick sont pareils à des photos animées : le réalisateur avait un sens de la composition que peu de réalisateurs aujourd'hui ont encore – à l'exception de Terrence Malick, Martin Scorsese, James Gray et David Lynch sans doute.
En réalisant Shining, Kubrick a donné au monde entier une petite leçon de cinéma en présentant des alternatives de plans classiques (par exemple quand Nicholson est enfermé dans le frigo et qu'il demande à sa femme de le laisser sortir), et a surpris par son habilité à raconter une histoire terrifiante, un genre auquel il ne s'était jamais auparavant essayé puisque son genre de prédilection était plutôt le drame cynique de façon générale* (Clockwork Orange, Lolita, Barry Lyndon) si l'on excepte des ovnis comme 2001: A Space Odyssey et Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb.

Shining fut aussi une démonstration des capacités de la steadicam : la steadicam peut suivre de façon très fluide les comédiens, avec des mouvements harmonieux même si le caméraman marche vite. Les nombreux plans de Danny à toute vitesse dans l'hôtel, du labyrinthe dans la scène finale furent tournés avec la fameuse steadicam qui a permis de faire rentrer (un peu plus) le spectateur dans cette histoire horrifique.

Par conséquent, si encore aujourd'hui on adule Kubrick, c'est pour de bonnes raisons : ses choix – diaboliques – en termes de réalisation ont immiscé des émotions proches de la frayeur, de la panique chez les spectateurs : Shining est une oeuvre d'art, une orchestration admirable de plans qui infèrent un climat de terreur.


2)La direction d'acteurs

Shining, c'est aussi le « Jack Nicholson's show » ; une démonstration de l'étendue dramatique de l'acteur au sourire le plus machiavélique d'Hollywood. Avant Shining, la réputation de Nicholson n'était plus à faire : il était considéré comme le meilleur acteur hollywoodien, le prince des comédiens. Avec Shining, il endosse le rôle d'un père de famille ancien adepte de la bouteille qui perd les pédales après avoir commencé à garder l'hôtel Overlook. Si son interprétation est magistrale, elle est également très théâtrale. Stanley Kubrick voulait s'éloigner de la vision de Stephen King - qui trouvait beaucoup d'excuses et nuançait très fort le rôle du père-, pour faire de Jack Torrance un type fou, irresponsable et déjà psychotique à la base. De quoi donner à Nicholson un terrain de jeu, d'expérimentations. En définitive, Nicholson s'est beaucoup amusé, et a même gardé contact avec Kubrick, avec qui il parlait de projets. Ce qui n'est certes pas le cas de Shelley Duvall.

Dans le documentaire « Stanley Kubrick: A Life in Pictures », Shelley Duvall confiait avoir appris beaucoup de choses en tournant avec Kubrick, n'avoir aucun regret, mais que si on lui donnait l'opportunité de recommencer Shining dans les mêmes conditions, elle ne dirait plus oui. Stanley Kubrick a poussé à bout Shelley Duvall, l'a pressée comme un citron pendant le tournage. Etait-ce une ruse adroite du réalisateur pour faire de son actrice ce qu'il voulait faire de son personnage féminin, et ainsi, la pousser au bout, au maximum de son jeu d'actrice?
Rien n'est sûr. Quoi qu'il en soit, la prestation électrisante de Shelley Duvall en femme épuisée, apeurée, à bout de souffle, ne laisse pas indifférent.
Toujours dans « Stanley Kubrick: A Life in Pictures », elle commentait sa prestation comme difficile parce que lors du tournage, elle devait souvent courir en portant Danny Lloyd dans ses bras.

Si Kubrick a traumatisé Shelley Duvall, il a évité que tout tort soit fait au jeune Danny Lloyd ; l'enfant a passé presque un an à tourner sans savoir qu'il jouait dans un film d'horreur.
Malgré son ignorance du fond de la trame à laquelle il participait, Danny Lloyd a livré une prestation ahurissante, et aujourd'hui encore, culte.

3)L'ambiance : « All work and no play makes Jack a dull boy »

Un très bon aperçu du ton du film a été donné dans l'abominable bande-annonce d'une minute trente qui met en scène la vague de sang qui déferle devant les ascenseurs en rythme avec une musique malsaine et mystérieuse.
Notons également que la scène d'introduction du film transcende parfaitement l'idée générale de Shining : le générique du début fut composé par Wendy Carlos et Rachel Elkind, qui, firent une bonne reprise du cinquième mouvement du Dies Irae de Berlioz. Cette mise en bouche habile promet au spectateur une sacré dose d'adrénaline, et, l'impression que des forces/esprits surveillent avec malveillance le trio de personnages principaux.

Ainsi, l'entrée en la matière fait frémir, alors autant se préparer tout de suite pour un peu moins de deux heures de film pendant lesquelles nous sommes exposés à la folie, au meurtre, à des phénomènes paranormaux. Il n'y a pas un passage qui sente d'une façon ou d'une autre le bonheur, le calme, la sécurité. La situation est éternellement dangereuse, à deux doigts de devenir fatale.
Dès que Jack, le personnage principal, dit : « God, I'd give anything for a drink, I'd give my god-damned soul for just a glass of beer », les forces malfaisantes prennent le dessus sur lui, et l'enfoncent encore plus dans la démence, qui, exponentiellement, ne cesse de le ronger. D'une façon progressive, à cause de l'hôtel et de ses fantômes, Jack Torrance sombre dans la psychose, dans la schizophrénie, dans l'envie, le besoin de tuer. Cette évolution du personnage – toujours en cadence avec une musique de plus en plus lugubre – induit la peur, le malaise chez le spectateur loin d'être rassuré.
Les deux heures de Shining sont deux heures de folie, de peur, de sang, de tripes.

Les plans du film – filmés avec la steadicam et/ou non – suggèrent sans cesse que les trois personnages sont suivis (surtout Danny) et pourchassés par des esprits maléfiques, des esprits supérieurs, qui voient tout, qui peuvent même les posséder. Il n'y a plus de répit, plus d'endroit où se cacher : l'hôtel maléfique voit tout, entend tout, et peut même décider de tout.
Rajoutons à cela le sentiment de claustrophobie croissant chez le spectateur, et l'appréhension de la lumière, de la couleur blanche, car, Kubrick utilise la lumière comme source de peur : c'est celle-ci qui révèle la folie en nous, et qui dévoile les monstruosités qui veulent nous faire du mal. La lumière et les miroirs sont conducteurs de démence, d'hallucinations, de violence. Et la neige si belle, si immaculée, est un facteur d'horreur ; elle isole de tout, frustre, et enveloppe de son linceul blanc les vivants.

Shining est devenu un film culte dès sa sortie en salles : Kubrick a utilisé avec brio les éléments vitaux à l'élaboration d'un film d'horreur, comme la claustrophobie (l'hôtel isolé par la neige et les montagnes), l'utilisation de la lumière (qui montre les choses effrayantes), un endroit marqué par le passé (le passé de l'hôtel maléfique). Une chose est certaine : même si la technologie évolue et permet de tourner avec des effets spéciaux, rien ne surpassera jamais les effets mécaniques, et surtout, une histoire bien ficelée qui joue plus sur la psychologie que sur la démonstration de scènes « gore ».
Merci à Stanley Kubrick de nous avoir offert une pareille leçon de cinéma.



* : Il est un peu trivial de parler de Stanley Kubrick comme d'un réalisateur/scénariste cantonné à un seul genre de film. Pourtant, on décèle souvent les mêmes ingrédients dans ses réalisations : le thème de la violence, de la nature humaine. Tout ceci est toujours distillé avec un ton particulier, un humour cynique/sarcastique. D'où le choix de dire « drame cynique » pour le genre de film de Kubrick.
Notons également que les premiers films réalisés par Kubrick, jusqu'à Lolita en 1962, n'étaient pas entièrement sous son contrôle, puisqu'il faisait ses preuves dans l'espoir d'un jour pouvoir décider de tout et faire ce qu'il voulait.