lundi 6 septembre 2010
heavenly creatures peter jackson
Si Peter Jackson a un jour décidé de s'atteler à l'écriture et la réalisation d' un film sur Juliet Hulme et Pauline Parker, c'est uniquement parce que son épouse, Fran Walsh, lui avait suggéré de faire un film sur le fait divers qui avait rendu ces deux noms « célèbres » en Nouvelle-Zélande. En 1954, Juliet Hulme et Pauline Parker, deux adolescentes de seize ans, sont coupables d'un meurtre horrible. L'affaire ébranle la Nouvelle-Zélande : comment deux adolescentes ont pu commettre un tel acte irréparable et, surtout, cruel?
Pour reconstituer cette histoire macabre, Jackson et Walsh s'inspirent principalement du journal de Pauline Parker, qui relate les pensées intimes de la jeune fille et l'odyssée de son amitié avec Juliet Hulme. En plus de cette source importante d'informations, le duo de scénaristes interviewe des anciens camarades de classe des deux jeunes filles, des policiers, des voisins, toute personne susceptible de détenir un élément explicatif de l'affaire.
Lors du tournage, Jackson filme – bien entendu – en Nouvelle-Zélande, mais surtout, aux véritables lieux de la tragédie : la scène du meurtre a été tournée à l'endroit même où, presque quarante ans plus tôt, Juliet et Pauline ont accompli quelque chose d'irrémédiable.
Pauline Paker (Melanie Lynskey), une jeune fille effacée, fait la connaissance de Juliet Hulme (Kate Winslet), une anglaise fantasque, venue s'installer avec ses parents en Nouvelle-Zélande quelques mois plus tôt. Les deux adolescentes, attirées l'une par l'autre, tissent un lien extrêmement puissant et maintenu par leurs imaginations fertiles qui brodent en permanence un univers fantasmagorique où les deux jeunes filles s'évadent progressivement et de façon irréversible, de la réalité.
Ce qui est au début innocent devient de plus en plus fou, pour devenir malsain et morbide.
Juliet Hulme et Pauline Parker proviennent de deux environnements distincts : l'une est née dans une famille aisée, où la distance parent-enfant est de mise, alors que l'autre souffre d'une impression d'étouffement dans son entourage, constitué de ses parents et de personnes qui cohabitent avec sa famille. Leur rencontre, sur les bancs de l'école, prend son essor lorsqu'elles comprennent qu'elles partagent les mêmes envies, les mêmes peurs, les mêmes délires. Juliet est douée pour l'écriture (d'ailleurs, elle est connue aujourd'hui sous le nom d'Anne Perry et a déjà été publiée à maintes reprises), pour le modelage de figures en pâte à modeler, et Pauline, elle, brille par son imagination débordante.
Le problème des deux jeunes filles est assez simple : elles se détachent de la réalité, refusent de vivre hors de leur fantasmes.
La psychose est définie dans un premier temps, par E. Feuchterleben comme « l'ensemble des troubles mentaux graves qui affectent le sens de la réalité et dont le caractère morbide n'est pas reconnu par le malade ». Peu après les développements de la psychanalyse, on définit la psychose par opposition à la névrose, comme « mode d'organisation de l'activité mentale caractérisé par un déni de la réalité, un repli narcissique de la libido (...), des mécanismes spécifiques de défense contre les conflits intrapsychiques qui en dépendent (projection, clivage)... ».
La projection, est un mécanisme de défense psychologique, mis inconsciemment en action par une personne, comme suit : la personne projette ses sentiments, des choses qu'elle considère comme inconcevable sur quelqu'un d'autre.
Le clivage, est une séparation en deux de la personnalité du psychotique : il y a une partie qui considère la réalité, et l'autre qui l'ignore (puisque sujette aux délires hallucinatoires) ; ces deux parties ne « communiquent » pas entre elles, ce qui signifie que les deux personnalités du sujet peuvent s'exprimer dans une conversation, en abordant un thème quelconque.
Dans le cas de Juliet Hulme et de Pauline Parker, il est certain qu'il s'agit d'une psychose. Leur détachement de la réalité, est tel qu'elles en oublient les conventions, les normes sociales, les obligations. Le principe de plaisir triomphe, écrasant le principe de réalité dans le psychisme de ces demoiselles. La projection est présente, et souvent, sur les parents. Mais également sur le monde de Borovnia, que les jeunes filles imaginent avec tellement de foi qu'il devient pour ainsi dire la seule réalité qu'elles connaissent. Le clivage est un mécanisme que Juliet apprivoise notamment par son père (qui n'assume pas la relation bizarroïde de sa fille avec Pauline).
Heavenly Creatures aborde également d'autres sujets, comme l'homosexualité ; le père de Juliet est persuadé, en les observant, que Pauline est homosexuelle et amoureuse de sa fille. Les parents de Pauline vont même consulter un médecin qui leur dit que leur fille est homosexuelle. A l'époque, l'homosexualité était reconnue comme une maladie en Nouvelle-Zélande. Certains gestes que les filles ont entre elles sonnent comme des manifestations d'une homosexualité latente (prendre des bains ensemble, etc), mais malgré cela, Pauline a des relations sexuelles avec un homme (bien qu'elle passe le temps du coït à fantasmer sur Borovnia et Juliet). Il y a plus de moments de complicité, et de relation platonique que de passage à l'acte à proprement parler. Jackson et Walsh n'ont que faiblement évoqué ce sujet, sans doute à cause de la portée qu'il pourrait avoir (le film est sorti en 1994, et même si l'homosexualité n'était plus considérée comme une maladie à ce moment-là, il fallait toujours prendre avec des pincettes un sujet pareil).
C'est dans ce film que Kate Winslet épouse son premier vrai rôle, comme Melanie Lynskey. Les deux jeunes femmes brillent dans leurs interprétations : Kate Winslet agit avec folie, représente le pôle extraverti du duo tandis que Melanie Lynskey est le calme, l'introversion. Les deux actrices vont bien ensemble, leur couple est relativement plausible. La première scène du film représente bien ce qui va se dérouler sous les yeux des spectateurs : Juliet court, en tête, et Pauline la suit, dans les bois. Toutes deux sont couvertes de sang, et semblent déboussolées, leurs esprits sont en désordre total. Elles hurlent, soit par nervosité, soit parce que le clivage fonctionne et qu'elles se rendent compte de ce qui vient de se passer. C'est le chaos le plus total.
Juliet est toujours en tête, c'est elle qui mène Pauline, parfois consciemment, parfois inconsciemment. Pauline boit les paroles, les actes de Juliet avec la ferveur d'une croyante. Pauline est sans doute amoureuse de Juliet. Mais Juliet, elle n'est amoureuse que d'elle-même, que de sa fausse réalité, même si elle tient énormément à Pauline. Kate Winslet interprète magnifiquement ce contraste d'amour/attachement, se rendant fondamentalement nécessaire à Melanie Lynskey.
En une heure quarante, Jackson plonge le spectateur dans une histoire sordide, en se basant principalement sur l'établissement, et le développement de l'amitié entre les deux adolescentes jusqu'à la catastrophe finale. La relation entre les deux jeunes femmes glace d'effroi même les plus téméraires : il est étonnant de voir jusqu'où leur maladie mentale peut aller, repoussant les limites du malsain. Heavenly Creatures a eu son petit succès au box-office, et dans les critiques : que ce soit aux Academy Awards, ou au festival du film de Venise, tout le monde a vu le potentiel du film de Peter Jackson, qui s'appuie sur une réalisation certes banale, mais menée avec brio. Le studio Weta (qui était tout frais à l'époque), s'est même chargé des effets spéciaux du film, qui, apparaissent dans le monde imaginaire des jeunes filles.
Le film de Peter Jackson ne se regarde pas facilement. Le sujet peut sembler inoffensif au premier abord, mais il n'est pas si simple que ça : la psychose devient de plus forte, et les distorsions cognitives des deux adolescentes ne peuvent laisser de marbre, surtout que ces distorsions mènent au meurtre. C'est un film difficile, au sens propre comme au figuré, un film qui se regarde avec des questionnements, qui ne peut se savourer qu'une fois vu en entier, par la réflexion qu'il procure.
Anecdote : un épisode des Simpsons rend hommage au film : Lisa the Drama Queen, l'épisode neuf de la saison vingt.
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