lundi 28 février 2011

Black Swan


Un peu plus de deux ans après The Wrestler, Darren Aronofsky signe son retour avec Black Swan, un thriller psychologique – voire psychanalytique- inspiré du film "Le locataire" de Polanski et de la nouvelle "le Double" de Dostoïevski.

Nina (Natalie Portman), une ballerine de la New York City Ballet Company, commence à perdre la tête lorsqu'une nouvelle danseuse fraîchement arrivée de San Fransisco, Lily (Mila Kunis), débarque dans la troupe. La paranoïa s'installe de façon plus intense et plus effrayante lorsqu'elle décroche – pour une raison un peu nébuleuse – le rôle de la Reine des Cygnes dans la nouvelle version du Lac des Cygnes de Thomas (Vincent Cassel).

On a beaucoup insisté – que ce soit dans les reviews ou dans la bande-annonce du film – sur le fait que Black Swan est avant tout une représentation du "double" de "l'autre", des deux faces d'une même personne. Bien entendu, cette vision tient la route : Nina, le personnage principal, est rongée par l'apparition de Lily dans sa vie, à un point frôlant l'obsession morbide et la jalousie.
En devenant la Reine des Cygnes, Nina intègre parfaitement son rôle mentalement, puisqu'elle s'imagine être réellement un cygne, le Cygne Blanc, effrayé par sa rivale noire.

Le film joue énormément sur les contrastes, d'abord sur les zones d'ombres et de lumières : dans la première scène (qui est en fait un rêve), Nina danse en tant que Cygne Blanc, seule, puis, avec Von Rothbart, le sorcier qui l'a transformée en cygne. La scène est faite uniquement d'ombre (noire) et de lumière (blanche), entre les deux tendances, l'une étant le Cygne Blanc, l'autre le Cygne Noir.
Les autres nuances du film sont surtout entre Nina et Lily ; l'une est virginale, pure, vêtue de rose, de blanc, de couleurs douces et pastels, alors que l'autre est passionnée, libre, et habillée de noir.
Des symboles récurrents de ce thème du double/du contraste sont les miroirs : ils apparaissent à de nombreux moments importants du film, pour avertir le spectateur qu'on passe à une scène fantasmée ou non.
Passé un certain moment du film, la grande question apparaît : est-ce que Lily existe réellement ou est-elle le fruit de l'imagination (ou de l'exagération) de Nina?
Cette conception du double dans le film est certes intéressante, mais ne suffit pas à parler de l'histoire, parce qu'au final, ce n'est pas cet aspect dichotomique – très souvent utilisé dans le cinéma par exemple dans Fight Club – qui domine toute l'oeuvre : ce qui transcende le plus, c'est le caractère psychanalytique de l'histoire.

Quand Freud créa la psychanalyse, pour expliquer de nombreux comportements, il recourut aux mythes, qu'il revisita. Black Swan est une relecture de l'histoire du Lac des Cygnes, transposée à l'histoire de Nina : le Cygne Blanc et le prince s'aiment, mais le Cygne Noir, qui ressemble à s'y méprendre au Cygne Blanc, séduit le prince, pour empêcher le Cygne Blanc d'être sauvé par l'amour du prince. Au final, le Cygne Blanc se suicide.
Mais la psychanalyse (du temps de Freud) n'est pas qu'un ensemble de mythes, c'est également une multitude de symboles à interpréter. Et Andres Heinz, Mark Heyman, John McLaughlin et Darren Aronofsky s'en donnent à coeur joie : il y a deux grilles d'interprétation du film : la première est la psychose grandissante d'une jeune femme surmenée, exaltée et rendue folle par le rôle dont elle rêvait, et la deuxième interprétation est la perte de la virginité d'une jeune femme. Le film est entièrement codé sur base de cet évènement : la seule chose que Nina attend, c'est sa sexualité.
Dès le début du film, Nina apparaît comme asexuée : elle est maniaque du contrôle, vit avec sa mère, dort dans une chambre blanche et rose remplie de peluches. Dans la première scène du film où elle rêve de danser le Lac des Cygnes, il y a un sous-entendu sur le désir de la vierge de rencontrer l'homme, le démon, le sorcier, qui va lui enlever sa part de Cygne Blanc, d'innocence.
La seule passion à laquelle s'adonne Nina (et encore, avec une modération virginale), c'est la danse. Après l'avoir engagée pour jouer la Reine des Cygnes, Thomas lui fait même ce reproche : elle n'est capable que d'interpréter le Cygne Blanc, il n'arrive pas à la voir en Cygne Noir (qui symbolise la sensualité, la sexualité). La jeune femme commence à se consumer de l'intérieur, à tomber dans la folie, dans l'attente de l'acte sexuel, qui devrait la libérer, la transformer en Cygne Noir. Et tout au long du film, les signes apparaissent : elle connaît les préliminaires, fantasme sur l'acte, se prépare entièrement pour ce dernier, et attend, n'attend que ça. Bien sûr, la dernière scène du film symbolise parfaitement le passage à l'acte : Nina perd son innocence, sa virginité, son duvet de petit Cygne Blanc, et se transforme en Cygne Noir. Et bien sûr, comme dans toute perte d'hymen, il y a du sang.

Savez-vous que lorsqu'il composait le Lac des Cygnes, Tchaïkovski réprimait ses tendances homosexuelles et qu'on peut objectivement considérer que cette oeuvre parle des désirs interdits, tabous?
Dès la première scène où Nina aperçoit Lily, on peut comprendre qu'il ne s'agit pas que de jalousie, de haine, d'envie, mais également d'un désir foudroyant, fulgurant. Nina désire être Lily, la posséder, la pénétrer, se faire dévorer par elle. Un insatiable appétit pour le Cygne Noir. Le Cygne Blanc veut devenir le Cygne Noir, ne faire plus qu'un avec lui. C'est par Lily que la libido s'empare de Nina.
Outre le symbole de la virginité qu'on aspire à perdre, il y a l'attirance envers quelqu'un du même sexe qu'on essaye à tout prix de refouler. Ce refoulement s'exprime dans la jalousie, dans la peur que Nina éprouve vis-à-vis de Lily.

Black Swan est (peut-être) un clin d'oeil à Hollywood : au début du film, Beth (jouée par Winona Ryder) est la star, la vedette de la troupe : son visage est sur les affiches qui peuplent les murs de la New York City Ballet Company. Après la nomination de Nina dans le rôle de la Reine des Cygnes, Beth est remerciée par Thomas et doit prendre sa retraite à la fin de l'année, ce qui ne se passe pas sans encombres. L'ombre de Beth ne plane plus très longtemps puisqu'elle a un accident de voiture qui la propulse à l'hôpital. Nina, en véritable admiratrice de Beth, est touchée par la déchéance de la femme à qui elle s'identifiait.
Winona Ryder, il y a vingt ans, était une star : son visage était sur toutes les affiches.
Depuis qu'elle a eu, il y a un peu moins de dix ans, des problèmes de cleptomanie, c'est comme si elle n'existait plus pour Hollywood. Dans Black Swan, ce n'est pas la faute d'un trouble psychologique si Beth est rayée de la liste des étoiles, c'est simplement parce qu'elle est "trop vieille", qu'elle "approche de la ménopause" selon quelques mauvaises langues. A Hollywood, les actrices doivent rester jeunes et belles, parce qu'une fois qu'elles sont vieilles, il n'y a plus rien pour elles. Et même si les exceptions existent – Meryl Streep, Annette Bening, pour ne citer qu'elles – il est rare qu'une actrice puisse persister dans des rôles intéressants, dignes d'elle.

Darren Aronofsky a commencé à envisager Black Swan, en 2000. Et pourtant, la production du film ne s'est pas lancée avant 2008-2009. Si Black Swan a eu besoin d'une telle maturation, c'est dans un souci du détail, si précieux à Aronofsky. En plus, Natalie Portman s'est entraînée pendant cinq mois, à raison de six jours par semaine, pendant cinq heures, pour nous faire croire qu'elle pourrait être une vraie ballerine : le résultat est étincelant sur la pellicule : l'actrice, en plus d'être une Nina effrayée/effrayante est une ballerine gracieuse.
Black Swan est un film dans la lignée de Pi (le thème de la paranoïa, des saignements) et de The Wrestler (l'abandon de tout au profit de son art) : les films d'Aronofsky parlent souvent du fait de se sacrifier pour ce qui nous anime, que ce soit bon ou mauvais : dans Requiem for a Dream, les protagonistes se bousillent pour la drogue, dans the Fountain, Tommy ne vit plus que pour trouver un remède pour sauver sa femme plutôt que d'accepter sa mort et de passer quelques derniers moments avec elle. Dans Black Swan, Nina se laisse porter par la perspective de la représentation finale qui importe plus que tout, même si elle peut y laisser sa santé mentale, physique, son âme.
La presse a souvent évoqué le fait que Black Swan est un versant féminin de The Wrestler, ce qui n'est pas faux, mais qu'il faut nuancer : dans Black Swan, Nina est au début de sa carrière, alors que dans The Wrestler, Randy "The Ram" est un has been qui traîne son passé derrière lui. L'autre grande différence entre les personnages principaux est la suivante : Black Swan est une histoire de déconstruction, de perte de soi tandis que dans The Wrestler, Randy est en reconstruction : il se recherche, veut recoller les pièces du puzzle de sa vie. Le véritable point commun entre les films est dans leur conclusion : pour son "art", on peut aller jusque dans la mort, la souffrance n'est qu'un moyen d'atteindre la perfection.

Aronofsky éclipse sa performance de réalisateur fort discutée – à cause de sa caméra qui rend épileptique - au profit de la prestation hallucinée/hallucinante de Natalie Portman : la jeune femme porte sur ses frêles épaules (néanmoins musclées pour le film) le film, transcende parfaitement la schizophrénie, les deux cygnes. Comme il a déjà été explicité dans cet article, Portman ne se contente pas d'offrir une performance d'actrice, mais aussi, une performance de danseuse (qui a été très peu doublée) : un déploiement de grâce, de charme, d'élégance.
Pour revenir à la réalisation d'Aronofsky, elle n'est certes pas agréable, puisque les images bougent à une vitesse ahurissante, ne laissant pas le temps de reprendre son souffle, mais, est néanmoins justifiée : Black Swan est une histoire de fantasme, de désir, de folie, de perte de soi : il est donc légitime que la caméra agisse comme une dératée.
Black Swan est une fable noire bourrée de symboles psychanalytiques, entre réalité et fantasme. Et le meilleur rôle de Natalie Portman.