dimanche 31 octobre 2010

Mysterious skin


Le cinéma indépendant – bien plus engagé que le cinéma de grande distribution – dépeint souvent des histoires aux thèmes jugés difficiles, des aventures qui demandent un certain recul. Avant de tomber dans la comédie lourdingue, Gregg Araki, figure du cinéma gay, transgender, a adapté un roman de Scott Heim, du nom de Mysterious Skin, avec Joseph Gordon-Levitt et Brady Corbet, en 2005. Brossant une histoire bizarre, malsaine, le film évoque notamment les abus sexuels sur les enfants, l'homosexualité, l'asexualité, le refoulement, et la contingence de la vie.

En 1981, alors qu'ils ont tous les deux huit ans, Neil et Brian assistent à des évènements qui vont les marquer à jamais : Neil (Joseph Gordon-Levitt), ayant découvert un peu plus tôt son penchant pour les hommes, est victime d'abus sexuels répétés de la part de son entraîneur de base-ball, et Brian (Brady Corbet), a un trou noir de cinq heures, où il ignore complétement ce qui lui est arrivé. Quelques années plus tard, Neil grandit en déployant une sexualité abasourdissante, et Brian reste convaincu d'avoir été enlevé par des extra-terrestres.

Mysterious Skin n'est pas un film qu'on regarde tranquillement, en sirotant une grenadine : il exploite des thèmes délicats, qui incommodent facilement. La pédophilie occupe une place importante, puisque, par exemple, pour le personnage de Neil, son évolution dépend entièrement des abus dont il a été victime. Le comble dans cette histoire, c'est que le garçon ne s'est jamais rendu compte qu'il s'agissait vraiment d'abus : il était fou amoureux de son entraîneur, et pensait que c'était un honneur pour lui de faire des choses sexuelles avec lui. En grandissant, Neil tombe d'ailleurs dans la décadence, se prostituant pour subsister à un quotidien qui l'étouffe dans sa petite ville du Kansas. La violence intérieure du personnage est elle-même paroxystique ; que ce soit enfant ou adolescent, Neil ne peut jamais se défaire de ses penchants cruels, dans ses relations avec autrui et dans les choix qu'il fait. Enfin, le jeune homme n'a jamais peur, semble avoir l'impression que rien ne peut lui faire de mal, le heurter. Il vit complétement comme s'il n'y avait aucun danger pour lui.

Si Neil s'est « bien remis » de ses traumatismes, ce n'est pas le cas de Brian. Enfant, après son blackout, ses parents et sa soeur l'ont retrouvé, le nez en sang, dans la cave. Tout ce dont il se souvenait, c'était d'avoir vu une lumière bleue. Et à partir de cet épisode, Brian a cru qu'il avait été enlevé par des aliens. Son asexualité évidente, sa timidité monstrueuse, et sa solitude, confirment que ce qu'il s'est passé pendant l'été de ses huit ans l'a profondément marqué. Lorsqu'il avait dix ans, à Halloween, il a encore eu un blackout dans les bois, après avoir vu des formes et des lumières, comme quand il avait huit ans.

On ne peut s'empêcher d'opposer Neil et Brian : ils sont les deux opposés du continuum : l'un à la sexualité débridée et au manque de moralité, et l'autre, un symbole d'asexualité et de moralité, de gentillesse. L'un et l'autre sont complémentaires.

Le film de Gregg Araki a reçu des critiques excellentes, des avis fort favorables, si ce n'est en Australie où la distribution du film a posé quelques soucis : des associations ont soutenu que le film pouvait donner un petit guide de séduction pour les pédophiles. Même si cette réaction peut être jugée démesurée, il n'en reste pas moins que le propos et la manière du film posent un souci éthique : les scènes de pédophilie suivent une logique de suggestion, mais sont quand même commentées de façon crue en voix-off, dans le souvenir. Lors du tournage du film, les scènes avec Neil enfant ont été tournées séparément des scènes avec l'entraîneur, pour éviter quelques ennuis, et l'enfant n'a jamais su ce qu'il avait réellement tourné. Même si les scènes sont très suggestives, elles ne sont rien comparées à la voix-off : c'est ici que les âmes sensibles doivent s'abstenir, ne pas regarder par le film. Parce que Mysterious Skin n'est pas facile, pas une promenade au pays des bisounours, il s'agit plutôt d'une découverte d'un terrain miné.

Photographie impeccable, réalisation remplie d'émotions, Mysterious Skin a également un casting parfait : Joseph Gordon-Levitt étincelle, intrigue, prend des risques en jouant Neil, l'homme qui embrasse toutes les bouches, et joue de son corps en permanence, par pure provocation. Brady Corbet, acteur américain plutôt méconnu si on fait l'impasse sur Funny Games US et Thirteen, nous emmène dans les méandres de la bizarrerie, pour nous présenter un personnage timoré et en pleine enquête sur lui-même.

Mysterious Skin n'est pas qu'un film sur les conséquences de la pédophilie. C'est un film sur la contingence de la vie, sur le caractère prévisible (et même imprévisible) de certains choix que les uns et les autres décident de faire. Le film ne donne pas non plus de leçons, son ton s'attachant plus à décrire deux situations entremêlées, liées. C'est un film coup de poing, qui n'épargnera personne. Parce que même sous ses dehors parfois charmants, il reste quelque chose de sordide dans la vie.